L'Union Européenne et sa crise de légitimité
Le Viol d'Europe - Luca Giordano
L’Union Européenne se voit confronter nombre de difficultés sans précédent qui défient son propre modèle structurel néo-libéral. Entre plusieurs tentatives visant à reprendre la main sur des intérêts économiques globaux, un semblant de gouvernance de type fédérale et tenter de garantir un maintien entier de la souveraineté nationale ainsi que de la démocratie, l’équilibre ne tient qu’à un fil. Ce que nous nommons aujourd’hui une crise de légitimité, suivie de surcroît par une popularité grandissante de mouvements politiques intra-pays de nature nationaliste, menace la cohésion et l’unité européennes, à cause de ses propres pratiques, manière de prendre des décisions et naturellement, l’image qui en découle. Les populations européennes creusent un manque de confiance entre elles et les institutions supranationales au niveau des plus hautes sphères européennes, ce qui de jure remet en question les perspectives ainsi que la légitimité démocratique de ces dernières, et donc son autorité de facto. Cependant, certaines alternatives sont en cours de formation et de suggestion pour repenser l’Europe de demain. Cet essai tâchera d’expliquer l’étendue de la crise de légitimité dans laquelle se trouve actuellement l’Union Européenne pour débattre, dans une seconde partie, de comment y remédier selon ses priorités et donc les sacrifices que l’UE sera prête à faire.
Crise de légitimité
Déficit démocratique
Il y a une multitude d’aspects à la source de la crise de légitimité dont l’Union Européenne souffre depuis au moins une décennie. Tout d’abord, il serait bien convenu de définir cette appellation de « crise de légitimité ». Une partie de cette crise tient au déficit démocratique de l’UE et à ce qui lui a été reproché dans le cadre de certains événements majeurs tel que le Brexit ou la montée des extrêmes. La démocratie représente « le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple » selon les mots d’Abraham Lincoln, le 16ème président des États-Unis. De la même manière, la vision occidentale de la démocratie est traditionnellement fondée sur le pouvoir que détient la branche législative du système régalien, plus précisément les parlements. Ils votent les lois, les amendent, ils sont également le garde-fou du gouvernement et son pouvoir exécutif.
L’Union Européenne souffre d’un manque de transparence, de légitimité et de démocratie au point qu’elle paraît incapable d’inclure en son sein le citoyen européen moyen à cause de ses modes opératoires complexes et technocratiques. D’un côté, le souci du déficit démocratique a été soulevé par des citoyens européens qui se sentent mis à l’écart et de plus en plus sceptiques vis-à-vis de ce qui est considéré être une forme de « gouvernement » non élu. Selon la définition fournie par Lenz et Viola (décembre 2017), une crise de légitimité prend le dessus quand le « le niveau de reconnaissance sociale induit de droit par l’identité, les intérêts, les pratiques, les normes ou procédures décline au point où soit l’acteur ou l’institution doit s’adapter ou bien risquer une privation de pouvoir ». D’un autre côté, nous avons des parlements nationaux qui, eux aussi, dénoncent ce déficit car ils sont témoins de la baisse des capacités des pouvoirs en place successifs. Cela représente une forme de crise de légitimité qui est plus formelle, bureaucratique et structurelle envers les institutions européennes.
Pour illustrer ceci, nous pouvons prendre comme exemple la manière dont s’opère le consensus dans le processus de prise de décision au sein du Conseil. Selon Novak et sa compilation de données issue de sa recherche (2013), le consensus dans l’enceinte du Conseil consiste en un simple manque « d’opposition explicite », plutôt qu’une réelle unanimité ou accord général collectif. Cette manière d’opérer à de bonnes raisons d’exister, que ce soit pour des raisons liées à la politique nationale ou pour plus généralement éviter divers reproches, cependant, cette façon de faire nuit au caractère démocratique et responsable des corps qui gouvernent l’UE.
De surcroît, sur les trois corps dirigeants européens que sont le Conseil, la Commission et le Parlement européen, ce dernier est le seul qui est élu et donc mandaté par les citoyens européens. Étant donné qu’à peine un tiers des institutions influentes est élu, même un changement dans sa composition au travers d’élections européennes a peu de chances d’aboutir sur un quelconque aboutissement sur des questions comme la politique européenne et le cap à suivre. De plus, il y a le fait que les décisions stratégiques et tactiques qui façonnent l’UE sont prises par Bruxelles et non plus les états nations. En terme géographique, politique et symbolique renforce l’argument du fossé démocratique qui existe entre les citoyens de la communauté européenne et les structures locales. Il est probable que les décisions prises à l’avenir soient progressivement perçues comme de moins en moins légitimes, en tenant compte de l’exclusion du processus politique de tous les citoyens non affiliés à aucune forme de sphère politique et technocratique.
Un autre trait de ce déficit de légitimité est intimement lié à la nature « impénétrable » de l’image renvoyée des débats et autres dialogues aux yeux des citoyens de la Communauté. En effet, la grande majorité des prises de décisions remarquablement complexes, surtout celles du Conseil, se déroule entre quatre murs, contrairement aux débats parlementaires nationaux. En conséquence, l’image « déconnectée » que les citoyens de la Communauté perçoivent de leurs élites technocratiques ne s’en trouve que plus forte. Ses procédures législatives sont quasiment impossible à comprendre de manière limpide pour les non-initiés et donc, cela ne fait que réduire l’intérêt des votants.
Échec institutionnel
Les acteurs institutionnels ne sont pas considérés comme garants des citoyens, surtout en temps d’ « hyper-mondialisation » comme Rodrik l’appelle. La crise de la zone euro qui a clairement démontré à quel point les banques européennes sont imbriquées aux banques américaines et de fait à l’hégémonie économique américaine, les lois européennes concernant les dépenses budgétaires et les politiques d’austérité ainsi que le risque de se soustraire à la souveraineté nationale au profit d’une gouvernance européenne rassemblent les ingrédients de la théorie du trilemme de la mondialisation de Rodrik (2011). Celle-ci explique qu’entre l’auto-détermination nationale, la mondialisation économique et la quête pour la démocratie, seulement deux de ces options peuvent être choisie et réalisées de manière raisonnable.
Vivien Schmidt de l’université de Boston fait remarquer à la Commission Européenne dans son papier datant de 2015 que il y a de cela trois décennies, l’économie nationale (caractère capitaliste) était pour son ensemble sous le contrôle des gouvernements nationaux (caractère démocratique). Les deux fonctionnaient en pair. Aujourd’hui, nous sommes dans une situation où la donne a changé, le capitalisme a été propulsé à l’échelle européenne et internationale en amont alors qu’en aval, le pouvoir démocratique est resté à l’échelle locale avec un niveau d’influence insuffisant pour codiriger la machine européenne. Il démontre que l’équilibre des pouvoirs a changé. Les décisions politiques, économiques et sociales sont prises au travers d’une chaine disruptive et nouvelle d’acteurs provenant de corps supranationaux, de gouvernements régionaux, jusqu’à des firmes transnationales, des ONG en passant également par les partenariats public-privé et autres agences de régulation. Cet ordre (mondial) décisionnel concurrence les visions traditionnelles occidentales sur l’état nation et la démocratie dont l’attention fut progressivement marginalisée de par cet processus plus globalisé dans son ensemble.
Le retour de flamme du populisme
Du Mouvement Cinq Etoiles à la Hongrie de Viktor Orban en passant par la confiance populaire grandissante accordée à d’autres leaders de partis d’extrême droite européens comme Marine Le Pen en France, le contenu de leurs discours restent assez semblable. Ils tentent incessamment de défier l’autorité technocratique européenne établie ainsi que sa rapide financiarisation. Ils placent sous le feu des projecteurs ces populations qui se sont retrouvées laissées pour compte et appauvries par les promesses non tenues de la mondialisation. Ils réussissent également à rassembler à leur côté un cocktail protéiforme de votants issus des classes moyennes et supérieures autour d’autres problématiques sur les faiblesses fonctionnelles de l’UE. La façon dont la Communauté s’est faite politiquement et démocratiquement diminuée au fil du temps est un point clé de la narrative nourrie par ces extrêmes. Qu’il s’agisse ou non d’une question de perception par les masses, de réalité factuelle ou éventuellement des deux, un ensemble de disfonctionnements de nature politique, économique, sociale et institutionnelle qui s’est transformé en une tangible crise de légitimité européenne. Si des appels aux réformes, ou du moins des problèmes sont mis sur la table, il serait utile de se pencher sur ce que seraient des solutions adéquates.
Solutions pour réformer
L’habilitation de la branche legislative
Concernant cette crise de légitimité qui est intimement liée au déficit démocratique, comme discuté précédemment, une approche démocratique inclusive plus forte serait de mise pour apaiser tensions et inquiétudes. Premièrement, le Parlement Européen doit devenir plus puissant compte tenu du fait que c’est la seule entité européenne élue. Non seulement cela donnerait plus de marge de manœuvre aux parlements nationaux, mais cela ferait sentir aux citoyens européens qu’ils sont plus écoutés si leur vote est pris en compte plus sérieusement.
Aussi, cela améliorerait grandement l’accès à l’information ainsi que son exposition et sa mobilité en partant des plus hautes institutions supranationales à des entités plus régionales- qui sont bien entendu aussi affectées par les décisions européennes. Le Parlement Européen n’est pas vu comme une institution sœur à l’importance égale vis-à-vis d’autres entités européennes dirigeantes. Réduire le niveau d’influence des deux autres corps européens dirigeants au niveau de la zone euro laisserait plus d’espace pour l’émergence d’un Parlement Européen de « taille conséquente ». En conséquence, nous aurions des parlements nationaux qui seraient en position d’interagir avec le Parlement Européen dans le but d’atteindre un niveau satisfaisant de contrôle sur les prises de décision, au lieu d’entretenir une relation d’isolation vis-à-vis de l’autre.
Pour étendre le pouvoir du parlement, la démocratie délibérative de Held (2007) serait un outil de choix à envisager. Elle rassemble des éléments de la prise de décision par consensus et de la règle à la majorité. Contrairement au principe d’absence d’opposition explicite que le Conseil utilise, elle constituerait précisément une force pour remédier à ce manque cruel d’influence qu’éprouvent et dont ont besoin les citoyens européens des zones reculées. Cela permettrait de remettre les citoyens souverains au centre du processus délibératif. Par exemple, cela serait dans l’intérêt collectif de la Commission Européenne d’apparaître comme plus flexible, compréhensive quant à ses règles pratiques et critères, et moins comme ce que Nigel Farage a qualifié de « brute » (mai 2017). Un Parlement plus imposant soulagerait la pression pesant sur l’UE. Malgré que les acteurs technocratiques sont capitaux pour la stabilité de la structure européenne et qu’ils ont la capacité d’inventer de nouvelles solutions pendant les périodes de crise.
L’autonomisation des gouvernements nationaux sur les questions européennes
À l’instar d’un modèle qui placerait à son centre ses citoyens, il se présente également l’option de préserver et d’ouvertement privilégier la souveraineté des états membres. Si les parlements nationaux, qui sont les premiers interlocuteurs de l’Union et des autres états membres, saisit une certaine influence et un certain pouvoir sur la politique européenne, les formats institutionnels par lesquels des comptes seront rendus ne deviendront qu’un souci administratif lambda. En réalité, la communication entre l’autorité supranationale et les citoyens s’opèrerait surtout via les institutions nationales des états membres. Ce système centré sur la souveraineté nationale pourrait rééquilibrer le manque de comptes rendus dû notamment à l’usage de certaines méthodes comme le vote à la majorité qualifiée, l’exceptionnelle difficulté à modifier les politiques et ce, peu importe le niveau de soutien populaire, à cause des pratiques mises en place pour éviter d’être blâmé comme l’explique Kent Weaver (1986) et à cause du système légal instauré permettant de déresponsabiliser les gouvernements et les ministres des décisions du Conseil vis-à-vis de leur parlements nationaux respectifs.
Comme Schmidt la décrit dans son livre, Democracy in Europe : The EU and National Polities (2007), la situation en Europe est devenu une situation dans laquelle il y a « de la politique sans des politiques » sur la scène européenne, ce qui a donné naissance à une situation où il y a « des politiques sans la politique » sur la scène nationale. En revenant à Rodrik et son paradoxe du trilemme de la mondialisation, il met en relief les seules options qu’il voit comme viables d’un ton sans équivoque (janvier 2012). Soit l’UE recherche plus d’union politique si elle souhaite conserver un marché unique, ou soit elle ferait mieux de mettre moins l’accent sur une union économique si elle faillit à achever une vision et une intégration politiques. Cet échec, qui cause la crise de légitimité et de démocratie actuelle de l’Union, dû aux mécanismes européen qui contraignent et limitent, ne peut que continuer à empirer.
Conclusion
L’Union Européenne est en ces temps perçue tel un block bureaucratique monolithique qui balaye d’un revers les besoins sociaux, économiques, démocratiques et la voix de sa population. Malgré que ce soit bel et bien les états membres démocratiques qui décident sur la politique et les prérogatives européennes via le Conseil, la mise en place de ces décisions est déléguée à des experts et autres technocrates qui sont certes primordiaux, mais non élus.
De ce fait, la population se trouve dans l’incapacité de se reconnaître dans des politiques conçues à Bruxelles. Pour ranimer le projet politico-économique européen au-delà d’un simple marché commun, et d’une citoyenneté commune simplement basée sur de vagues réunions entre états membres, cet essai a démontré le besoin de recréer du lien entre l’UE et sa population via ses institutions en renforçant le pouvoir du Parlement Européen, en changeant la manière dont les décisions sont prises au niveau exécutif européen tout en aspirant à des horizons plus étendues d’intégration politique pour casser cette domination de type technocratique de l’Europe. Manquer à cela forcerait l’UE à revoir à la baisse ses buts d’intégration politique au profit d’une meilleure gestion de la mondialisation dans le cadre d’une redistribution des richesses plus universellement profitable pour contrer les dégâts causés par
les discours passionnés des nationalistes dont elle souffre.
Bibliographie
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